Koro, Reflechi twop... Ces maladies mentales qui n’existent que dans certaines cultures
OuestFrance
Dépression, Koro, morts mal enterrés ou mal venu de l’invisible : selon notre culture, les maladies mentales peuvent prendre différentes formes. On pourrait même adapter sa façon de souffrir selon les principes de notre société. D’où l’importance de connaître la culture d’un patient avant de le soigner.
Quand ils bougent géographiquement, les gens transportent ce qui les a construits. Ils transportent le monde d’où ils viennent. Et quand ils tombent malades, cette donnée est déterminante pour comprendre l’origine du mal-être.
Une discipline prend en compte tous ces aspects pour aider les soignants occidentaux à mieux aider leurs patients issus d’autres cultures : l’ethnopsychiatrie.
Entretien avec la Dr Franceline James, psychiatre-psychothérapeute et médecin référent de l’Association genevoise pour l’ethnopsychiatrie.
Comment en êtes-vous venue à étudier la prégnance des cultures sur une construction des troubles psychiatriques ?
Par l’ethnopsychiatrie, c’est-à-dire le fait de comprendre que les patients d’origine migrante que nous sommes amenés à recevoir dans une ville comme Genève posent des problèmes à la médecine et à la psychiatrie parce qu’ils ne rentrent pas dans nos catégories diagnostiques et thérapeutiques.
Et très souvent, on est obligé de faire une sorte de forcing pour réussir à les mettre dans une case « diagnostic » et trouver un traitement, qui au final ne fonctionne pas.
C’est le constat de cette impossibilité qui m’a amenée à m’interroger davantage.
On voit des maladies mentales telles que le Koro à Singapour, le Reflechi twop (« Réfléchir trop », une rumination excessive) à Haïti ou le Hwa-byung (impossibilité d’exprimer sa colère par rapport à une situation jugée injuste) qui toucherait 10 000 personnes par an en Corée du Sud. Peut-on dire qu’il existe une géographie des maladies mentales ?
Ces formes de pathologies sont des cas très particuliers qui ne se retrouvent que dans certaines cultures et pas dans d’autres. Cela pose la question de la fonction de la culture dans la construction des troubles mentaux ou du fonctionnement mental.
Une personne qui tombe malade de cette manière, conformément à sa culture, ne fait pas un choix personnel. Il choisit un modèle préétabli, une manière d’aller mal proposée par sa culture.
C’est ce qui rend la prise en charge relativement compliquée parce qu’on n’arrive pas à « saisir » l’individu.
Cela pose des questions sur nos propres maladies culturelles en Occident, telles que les troubles alimentaires ou l’alcoolisme. Il est intéressant de se demander pourquoi on arrive très difficilement à aider ces gens ? Parce que ces maladies ne sont pas construites sur le mode individuel, mais c’est un mode de fonctionnement prescrit par notre culture pour montrer que l’on va mal.
Ces maladies d’Occident, comme l’alcoolisme ou les troubles alimentaires, ne se retrouvent pas forcément en Asie orientale par exemple ?
Non pas sous cette forme. Et, a contrario, en Malaisie, une personne qui va courir l’Amoke, comme on dit, qui va sortir en brandissant un Christ et tuer tout ce qui bouge, on ne le rencontre pas dans nos rues.
Ce qui est intéressant, c’est plutôt une autre catégorie de personnes : les gens qui vont mal, mais qu’on réduit, à tort, à nos propres catégories psychopathologiques, avec lesquelles on ne peut pas réussir à les aider. Dans ces cas-là, on ne fait que plaquer nos « modèles » sur une partie seulement de leur problématique. On n’a pas compris l’essentiel. On essaie de les faire rentrer dans nos cases occidentales parce qu’on n’a rien d’autre.
Mais ça ne correspond pas pour toute une série de patients migrants qui, eux, sont malades sous une autre forme.
Par exemple, un patient africain, en Suisse ne se sentait pas bien. Il était très anxieux, présentait des troubles somatiques divers. Son médecin le rassure, et lui donne un traitement. Quelque temps après, le patient revient et ne va pas mieux. Il a toujours mal au ventre et il est beaucoup, beaucoup plus anxieux. Il dit à son médecin : « C’est bizarre, je sens des choses, des odeurs, j’ai l’impression d’une présence. »
Le médecin lui dit que ce qu’il est victime des superstitions liées à sa culture, qu’il n’a pas à s’inquiéter, et que c’est complètement imaginaire. Il lui donne alors un anxiolytique. Le patient va de mal en pis.
Le médecin l’envoie chez le psychiatre, à qui le patient précise qu’il sent bel et bien quelqu’un le suivre dans la rue en journée, et qu’il sent des présences la nuit dans sa chambre… Le psychiatre décrète que ce patient souffre d’hallucinations. Et là, il commence à lui prescrire un traitement neuroleptique. Mais ça empire encore.
Le patient est hospitalisé en psychiatrie et commence une trajectoire de patient psychotique chronique dont il ne sortira pas, car c’est un diagnostic extrêmement lourd, qui détermine le futur du patient.
Que s’est-il passé ? Dans ce cas, c’est le médecin qui l’a rendu fou. Les bonnes questions auraient été non pas de savoir ce qu’il pouvait distinguer, tout seul, avec notre médecine, dans les symptômes du patient, mais ce que la culture du patient pouvait dire sur ce qu’il était en train d’évoquer.
À partir de là, on s’aperçoit qu’un patient africain, de manière très générale, peut être aux prises avec des morts mal enterrés, avec des génies, avec un appel non respecté aux générations précédentes à devenir guérisseur… Des choses qui expliquent parfaitement les troubles que présente ledit patient africain. Et ce n’est pas en lui donnant un traitement médicamenteux, anxiolytique ou neuroleptique, qu’on va l’aider, mais en essayant de comprendre le désordre qui se situe à l’extérieur du patient, qui le poursuit. Et c’est ce que l’on doit arranger.
On trouve également ce genre de trouble en Europe. Les pensées portugaises sur le mal et le malheur sont extrêmement proches de celles de l’Afrique. Les Portugais ont tout le temps affaire aux morts, et ce ne sont pas des hallucinations. Quand on qualifie ces manifestations d’hallucinatoires, on se trompe d’étage : on les réduit à une psychopathologie individuelle alors qu’il s’agit d’un langage culturel collectif. Donc, cette approche est intéressante pour plein de gens, et pas seulement des migrants d’origine lointaine.
Il faut donc revoir notre approche de la psychiatrie occidentale ?
Quand on est en Occident, on s’aperçoit que la médecine et la psychiatrie sont des données qui sont avant tout urbaines, académiques et que si vous sortez des villes, en campagne ou en montagne, on retrouve le même type d’explications du mal qu’ailleurs. Simplement, la médecine en ignore tout, ou presque, car les gens qui vont chez les guérisseurs ne viennent pas le raconter à leur médecin et très souvent, ils font des démarches parallèles.
J’en viens à la neurasthénie, presque à la mode il fut un temps, mais dont personne ne parle plus. Sauf en Chine, où elle semble plus présente que la dépression. Estimez-vous que c’est la première maladie mentale « importée » ?
Pour moi, il n’y a pas de maladies importées. La maladie mentale déclarée la plus répandue dans le monde entier d’après l’Organisation mondiale de la santé (OMS), c’est la dépression.
Mais la dépression est un diagnostic totalement occidental, qui correspond à une certaine représentation tout aussi occidentale de la personne. Chez nous, la personne c’est l’individu avec ses limites (son corps, son âme, son histoire, son psychisme…) et c’est à l’intérieur de cet ensemble qu’on cherche l’origine des troubles. Et c’est cela qu’on appelle dépression dans un certain nombre de cas, avec des symptômes plus précis.
Or, les gens peuvent aussi aller mal ailleurs, mais simplement pas sur le même mode.
Au Cameroun, chez les Bamilékés, un peuple d’Afrique centrale, il y a une manière très grave d’aller mal qui est associée à ce qu’on appelle les « Meugnissie ».
La personne commence à se désocialiser, devient de plus en plus marginale, il commence à errer, il est habillé de haillons, mange de la terre. Il fait des choses invraisemblables. Ça peut durer des mois, voire des années, jusqu’à ce qu’il rencontre un guérisseur traditionnel Bamiléké qu’on appelle le « Meugnissie » et qui lui dit : « Je t’attendais ».
Il commence alors à initier le malade qui va devenir lui-même un « Meugnissie ».
Cette personne allait donc très, très mal selon tous les critères mondiaux possibles, mais cela ne s’appelle ni neurasthénie ni dépression. Cela porte un nom Bamiléké et engendre toute une explication qui va ensuite donner lieu à des possibilités de « guérison » quand on suit les chemins culturellement prescrits pour ce type de troubles.
Pour comprendre les patients non occidentaux, il faut aussi comprendre les « invisibles »…
On trouve ce genre d’exemple absolument partout. Dans toutes les cultures, des gens sont spécialisés dans le but d’identifier les gens qui vont mal. Ce n’est pas tellement poser un diagnostic, ce sont souvent des devins car dans beaucoup de troubles qui relèveraient chez nous de la psychopathologie, ailleurs, on considère que l’intervention d’un invisible est venue bouleverser la personne et modifier sa trajectoire.
Donc, ça veut dire que ce n’est pas à l’intérieur du sujet que l’on cherche, mais dans une interaction avec des choses externes que, chez nous, on a complètement abandonnées. Du coup, le monde invisible est très, très présent dans toutes les explications du mal, dans le monde non occidental.
À Genève, où se trouve le siège de l’OMS, c’est très compliqué car tout ce qui touche au traumatisme, sujet très étudié dans la psychiatrie occidentale, est totalement méconnu chez nous, au profit des explications de type neuroscientifiques.
On cherche à l’intérieur du sujet une explication à quelque chose qui lui est tombé violemment dessus de l’extérieur, comme toutes les victimes de tortures, toutes les victimes de guerre gravement traumatisées qui ne sont plus diagnostiqués au bon étage. Et ces gens-là finissent très souvent avec des diagnostics de psychose, ce qui est parfaitement aberrant et ne les aide pas.
Il n’y aurait donc pas de géographie des maladies mentales, mais plutôt une manière différente de décrire les symptômes et les maladies mentales ainsi que des manières plus ou moins acceptées par les sociétés de parler de l’anxiété…
Toutes les cultures construisent des représentations collectives du mal et du malheur. Mais cette représentation est très différente d’une région à l’autre.
Dans certaines régions, si les vaches de votre troupeau meurent ou si votre fils a un accident de voiture, on va faire rentrer cela dans le même genre de catégorie qu’une maladie. C’est un malheur, un désordre qui vous est arrivé dessus et dont on doit chercher la cause. C’est le propre des cultures : construire des réponses collectives à toutes ces questions.
On doit donc avant tout comprendre la culture et le terreau d’un patient avant de le soigner ?
Oui, c’est d’ailleurs le seul moyen qu’on a d’avoir une chance de « rencontrer » réellement une personne. C’est vrai aussi pour les patients occidentaux, mais comme le patient occidental partage a priori la même culture que son médecin, la question est plus simple.
Tandis que, quand les soignants et les patients n’ont pas été formés dans la même pensée culturelle, cela devient beaucoup plus compliqué, car c’est le soignant qui a le pouvoir du diagnostic. Les patients migrants sont souvent les grandes victimes de ce système qui produit d’innombrables malentendus. Et ça n’aide pas les gens qui vont mal.
Dans votre histoire professionnelle, justement, il y a des patients de culture totalement différente de la vôtre que vous n’êtes pas arrivés à « rencontrer » ?
Dans mon cabinet privé, comme psychiatre occidentale, je ne peux pas commencer à parler comme cela des invisibles ou des morts mal enterrés car je ne serais plus un psychiatre occidental et le risque serait que je me mette à faire n’importe quoi.
En revanche, pour aborder ces autres niveaux, on est obligé de changer de cadre et c’est ce que fait l’ethnopsychiatrie. Avec un groupe de co-thérapeutes, on reçoit toujours le patient avec un référent culturel qui parle sa langue.
Le passage par la langue est un élément essentiel, notamment pour distinguer des concepts qui ne sont pas traduisibles d’une langue à l’autre. Les co-thérapeutes sont là pour faire exister des mondes culturels différents et permettre aux patients de s’y retrouver.
Sur quoi travaillez-vous en particulier en ce moment ?
Une des choses qui revient souvent sur le tapis est la question de la transmission à la deuxième génération, c’est-à-dire aux enfants de migrants nés ici. Ceux-ci se retrouvent souvent en très grande difficulté parce qu’ils présentent souvent des problèmes à l’âge de l’adolescence, parfois avant.
Des problèmes qu’ils ne comprennent pas car leur famille ne leur a pas transmis les éléments culturels nécessaires. Leurs parents, eux-mêmes, se sont souvent trouvés très coupés de leur propre transmission. Nous avons donc tout un travail de lien à refaire avec les mondes d’origine de nos patients, qui sont déterminants pour la construction du psychisme individuel sur plusieurs générations.
Quels symptômes se manifestent chez les enfants de migrants dont vous parlez ?
Je peux vous donner deux exemples. Un enfant d’origine congolaise âgé de 6 ans, dont les parents, demandeurs d’asile, ont un statut précaire. L’enfant est scolarisé dans l’école publique et tout le monde l’aime beaucoup. Il est adorable, mais il fait des crises violentes, et devient complètement méconnaissable. Personne ne comprend.
Un office médico-pédagogique pose un diagnostic de psychose. Mais ce n’est pas satisfaisant, l’enfant ne va pas mieux.
Quand on le reçoit avec ses parents, on s’aperçoit que les parents font partie d’une église évangélique, au sein de laquelle le père exerce des responsabilités.
Il affirme que son fils est attaqué par les démons et toute la communauté dont il fait partie est très mobilisée. Ils font des nuits de prière et sont très présents pour soulager l’enfant de ces attaques démoniaques, venues donc de l’extérieur.
Lors d’une autre séance, on fait participer la grand-mère, qui est complètement imprégnée des pensées traditionnelles. Elle dit : « moi, je sais très bien que cet enfant a subi une attaque sorcière qui se reproduit de génération en génération dans notre famille. Il est donc devenu sorcier ». La situation est très grave mais évidemment, elle ne veut pas en parler devant le père évangéliste.
Donc, c’est très compliqué. Mais comme c’est un milieu matrilinéaire, il y a aussi toute la question de savoir quel est le lignage le plus influent pour la pathologie de l’enfant. Et puis, pour nous, la question éminemment clinique se pose ainsi : quelle explication ethnologique sera la plus efficace ? C’est intéressant car pour la même histoire il y a trois explications différentes par le milieu lui-même.
Et le deuxième exemple ?
L’autre exemple concerne aussi une famille du Congo, très bien intégrée en Suisse, depuis des années, avec plusieurs enfants en fin d’adolescence. Un conflit familial absolument invraisemblable, dans lequel une des filles porte plainte contre sa mère pour violences physiques, éclate.
Cela entraîne le déploiement de tout l’arsenal administratif et juridique ainsi que les services sociaux. La mère est arrêtée par la police, et passe 48 heures en garde à vue.
Le service de protection des mineurs nous adresse la famille. Le couple est dans un état épouvantable, la famille est coupée en deux. La moitié des enfants du côté du père. L’autre est du côté de la mère, c’est l’horreur.
Puis on comprend en les interrogeant qu’il y a bien d’autres troubles dans la famille. Des choses très étranges du côté d’un fils majeur qui a disparu de la circulation, qui ne donne pas signe de vie mais dont on sait où il est.
Une autre fille, majeure elle aussi, est dans le coma depuis des mois. Puis, on apprend des tas d’autres détails : par exemple, le fait que la mère ait une jumelle. Et dans la culture propre à cette famille, les jumeaux sont extrêmement valorisés dans la société. C’est donc un affront absolument impensable qu’elle ait eu affaire à la police. Sans compter que l’une de ses filles a porté plainte contre elle.
Si l’on se contente de ce qu’on a observé chez nous avec nos outils, on ne comprend rien à la situation. Et puis, on ne les aide pas du tout, on aggrave plutôt les choses en alourdissant le tableau avec le tribunal pour mineurs. Tandis que si l’on se donne des outils permettant de comprendre culturellement ce que veulent dire toutes ces choses, on a des chances réelles de commencer à les aider.