Presse qui roule...

Pour se reposer quelques minutes
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Comme quoi, même sans Twitter et compagnie...




La Morasse, nouvelles
préface d’Emile Zola
Paris : Marpon et Flammarion, [1889].– In-18.

Etude sur le journalisme

D’ordinaire, je me défends énergiquement contre toutes les demandes de préface qui me sont faites ; et, si j’ai succombé cette fois, la cause en est à l’aimable insistance que les secrétaires de rédaction des journaux de Paris ont mise à vouloir que je présente au public leur livre collectif. J’ai eu beau leur faire remarquer que je n’avais pas qualité pour encombrer les premières pages de ce volume, qu’un de nos grands journalistes se trouvait indiqué plutôt : ils se sont entêtés avec une obstination si flatteuse, que je me suis rendu.

Mais, en somme, je n’accepte ici que la place d’un invité de passage. Ces messieurs ont eu l’idée heureuse de se réunir dans un dîner mensuel, pour resserrer leurs liens de confraternité ; et le présent volume est né là, du désir de se montrer littérairement la main dans la main, et de donner ainsi un témoignage durable de leur union. Ce livre n’a pas besoin de moi pour faire son chemin. Je laisse aux lecteurs le soin de l’aimer, je préfère apporter, moi aussi, mon obole, mes quelques pages à ces pages si diverses. Alors, de quoi parler, si ce n’est du journalisme, dans un recueil écrit uniquement par des journalistes ?Ah ! cette presse, que de mal on en dit ! Il est certain que, depuis une trentaine d’année, elle évolue avec une rapidité extrême. Les changements sont complets et formidables. Il n’y a qu’à comparer les journaux des premiers temps du Second Empire, muselés, relativement rares, d’allures doctrinaires, aux journaux débordants d’aujourd’hui, lâchés en pleine liberté, roulant le flot déchaîné de l’information à outrance. Là est la formule nouvelle : l’information. C’est l’information qui, peu à peu, en s’étalant, a transformé le journalisme, tué les grands articles de discussion, tué la critique littéraire, donné chaque jour plus de place aux dépêches, aux nouvelles grandes et petites, aux procès-verbaux des reporters et des interviewers. Il s’agit d’être renseigné tout de suite. Est-ce le journal qui a éveillé dans le public cette curiosité croissante ? est-ce le public qui exige du journal cette indiscrétion de plus en plus prompte ? Le fait est qu’ils s’enfièvrent l’un l’autre, que la soif de l’un s’exaspère à mesure que l’autre s ‘efforce, dans son intérêt, de la contenter. Et c’est alors qu’on se demande, devant cette exaltation de la vie publique, s’il y a là un bien ou un mal. Beaucoup s’inquiètent. Tous les hommes de cinquante ans regrettent l’ancienne presse, plus lente et plus mesurée. Et l’on condamne la presse actuelle.Je m’intéresse surtout à la question au point de vue littéraire. C’est une opinion courante, d’accuser la presse d’être néfaste à la littérature. Elle absorberait toutes les forces vives de la jeunesse, elle dépeuplerait le théâtre et le roman, elle rendrait impropre aux travaux littéraires ce qui vivent d’elle, par besoin ou par circonstance. On a désiré savoir parfois ce que je pensais de cette opinion. Ma réponse est que je suis pour et avec la presse.Chaque fois qu’un jeune homme de province tombe chez moi pour me demander conseil, je l’engage à se jeter en pleine bataille, dans le journalisme. Il a vingt ans, il ignore l’existence, il ignore Paris surtout : que voulez-vous qu’il fasse ? s’enfermer dans la chambre d’un faubourg, rimer des vers plagiés de quelque maître, mâcher en vain le vide de ses rêves ? Il en sortira au bout de cinq ou six années aussi ignorant de la vie, ayant encore tout à apprendre, l’intelligence malade de son inaction. Combien je le préfère dans la lutte quotidienne qui seule fait connaître les choses et les hommes ! A vingt-cinq ans, le besoin de se défendre l’aura armé, il saura, il sera mûr pour la production. On dit que la presse en vide beaucoup de ces jeunes gens : sans doute, mais elle ne vide jamais que ceux qui n’ont rien dans le ventre. Les faibles ne sont pas en cause, le notariat ou l’épicerie les aurait mangés de même. Il ne peut s’agir ici que des forts, que des écrivains doués, ayant la vocation, comme on disait autrefois. Or, je maintiens que, pour ceux là, le journalisme au début est un bain de force, un exercice de bataille excellent, dont ils sortent trempés, mûris, ayant Paris dans la main.Je vais même jusqu’à affirmer que le style gagne à la besogne quotidienne, forcée et rapide du journal. Je parle toujours de l’écrivain doué qui apporte son style, car le style ne s’acquiert pas, on naît avec, blond ou brun. Les articles au jour le jour, écrits sur un coin de table, gâtent la main, dit-on ; et je suis d’avis, au contraire, que rien ne saurait l’exercer davantage. Elle s’assouplit, n’a plus peur des mots, devient maîtresse de la langue. C’est le rêve, cela : la langue doit obéir comme une esclave. Certes, je ne puis, moi, condamner le labeur des artistes qui pâlissent sur les mots : j’y ai usé ma vie. Mais j’estime que nos œuvres si travaillées suffisent, et que la génération qui nous suit gagnerait à se dégager de la phrase trop écrite. Un style simple, clair et fort, serait un bel outil pour la vérité de demain. Et c’est pourquoi il y a bénéfice à forger son style sur l’enclume toujours chaude, toujours retentissante, du journalisme. Il s’y débarrasse de l’épithète, il n’est plus que le verbe, il va au plus de sens avec le moins de mots possible. Voyez mon jeune homme de vingt ans tombant à Paris, tremblant devant la phrase, ne sachant par quel bout la prendre, se paralysant en demandant aux mots et aux virgules ce qu’ils ne peuvent donner ; et voyez-le, après quelques années de journal, sachant au moins dire ce qu’il a à dire. Encore un coup, les vrais écrivains seuls résistent à ce surmenage, s’y amplifient et s’y bronzent. Les autres y glissent au galimatias. La presse ne donne du style à personne, seulement elle est l’épreuve du feu pour ceux qui apportent un style. Nous y avons tous passé, et tous nous y avons gagné quelque chose.Mon inquiétude unique, devant le journalisme actuel, c’est l’état de surexcitation nerveuse dans lequel il tient la nation. Et ici je sors un instant du domaine littéraire, il s’agit d’un fait social. Aujourd’hui, remarquez quelle importance démesurée prend le moindre fait. Des centaines de journaux le publient à la fois, le commentent, l’amplifient. Et, pendant une semaine souvent, il n’est pas question d’autre chose : ce sont chaque matin de nouveaux détails, les colonnes s’emplissent, chaque feuille tâche de pousser au tirage en satisfaisant davantage la curiosité de ses lecteurs. De-là, des secousses continuelles dans le public qui se propagent d’un bout du pays à l’autre. Quand une affaire est finie, une nouvelle commence, car les journaux ne peuvent vivre, sans cette existence de casse-cou. Si des sujets d’émotion manquent, ils en inventent. Jadis, les faits, même les plus graves, étaient moins commentés, moins répandus, émotionnaient moins, ne donnaient pas, chaque fois, un accès violent de fièvre au pays. Eh bien ! c’est ce régime de secousses incessantes qui me paraît mauvais. Un peuple y perd son calme, il devient pareil à ces femmes nerveuses qu’un bruit fait tressaillir, qui vivent dans l’attente effrayée des catastrophes. On le voit depuis quelques années, l’équilibre de la saine raison semble détruit, le contre-coup des événements est disproportionné ; et l’on en arrive à se demander avec anxiété si, dans des circonstances véritablement décisives, nous retrouverions le sang-froid nécessaire aux grands actes.D’ailleurs, il faut toujours avoir foi dans l’avenir. Rien ne peut se juger définitivement, car tout reste en marche. Cela est surtout vrai, en ce moment, pour la presse. Ce n’est pas la juger avec justice que de s’en tenir au mal qu’elle fait. Sans doute, elle détraque nos nerfs, elle charrie de la prose exécrable, elle semble avoir tué la critique littéraire, elle est souvent inepte et violente. Mais elle est une force qui sûrement travaille à l’expansion des sociétés de demain : travail obscur pour nous, dont nul ne peut prévoir les résultats, travail à coup sûr nécessaire, d’où sortira la vie nouvelle. Que de boue et que de sang faut-il pour créer un monde ? Jamais l’humanité n’a fait un pas en avant sans écraser les vaincus. Et, pour en rester à la seule question littéraire, certes, si la littérature est une récréation de lettrés, l’amusement réservé à une classe, la presse est en train de tuer la littérature. Seulement, elle apporte autre chose, elle répand la lecture, appelle le plus grand nombre à l’intelligence de l’art. A quelle formule cela aboutira-t-il ? je l’ignore. On peut constater simplement que, si nous assistons à l’agonie de la littérature d’une élite, c’est que la littérature de nos démocraties modernes va naître. Se fâcher et résister serait ridicule, car on n’arrête pas une évolution. Au bout de toutes les manifestations de la vie, dans le sang et les ruines, il y a quelque chose de grand.



« Les vrais vaincus de la guerre, ce sont les morts. »
Ernest Renan
Dernière édition par Fred Carpe le 04 Sep 2018, 19:15, édité 2 fois.
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Sacré Mimile !
Il accuse là :mrgreen:
franceprofonde Avatar de l’utilisateur

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Il assomme!
Quand le bien pensant parle, on entend l'âne qui brait.

Vive le diesel et le nucléaire.

La bonne longueur pour les jambes, c'est quand les deux pieds touchent par terre.
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